La moule en plastique

Un dimanche, vous commandez des moules frites au restaurant. Le serveur vous apporte des couverts. Une fourchette, un couteau. Jusqu’ici tout va bien. Il fait même beau. Et puis sur le côté de l’assiette vous repérez un petit objet que vous identifiez difficilement. On dirait une moule. Une fausse moule. En plastique. Pour manger de vraies moules sans se salir les mains. L’imitation parfaite des moules qui sont dans votre assiette, mais en plastique.

Et parce que ça ne suffit pas, ces moules en plastique sont bien souvent enveloppées d’un sachet plastique. Pour vous rassurer : oui, il s’agit bien d’un plastique à usage unique. Vous ne mangez pas des moules avec la moule en plastique de quelqu’un d’autre. Ouf. Et le continent en plastique de trois fois la taille de la France qui s’est formé dans l’Océan Pacifique ? Il se porte bien, merci.

Quand une aberration est tellement grosse, il est facile de la repérer, de la pointer du doigt. Et puis, si rien n’est fait, l’aberration fait vite partie du paysage. Elle s’installe, elle devient la norme. Et très vite, on refuse de manger des moules sans moule en plastique.


Après tout :
On fait bien Paris-Bordeaux en avion.
On mange bien des tomates sans goût toute l’année.
On râle bien quand on n’arrive pas à télécharger une série dans le métro.
On change bien son téléphone chaque année.
On plante bien des arbres pour compenser nos excès, se donner bonne conscience et faire comme si de rien n’était.

Crise après crise (et il aura fallu passer par un Covid mondial, une guerre en Europe et une inflation dingue), on se rend peu à peu compte de ces aberrations, et surtout de leurs impacts.

Alors on réfléchit. Quand même, il doit bien être possible de limiter la casse sans sacrifier nos moules en plastique non ?
Alors on cogite. Si on limite l’impact de chaque moule en plastique, il se pourrait même qu’on puisse en utiliser un peu plus chaque année sans nous compromettre, non ?
Alors on agit. Et si on plantait un arbre pour chaque kilo de moule mangé, ça compenserait non ? Et si on faisait du bioplastique qu’on fabriquerait avec une éolienne, ce ne serait pas formidable ? Et puis si tout ça ne suffit pas et que notre ambition est sans limite, on pourrait même aller jusqu’au recyclage ?

Bref, on fait la grande transition écologique de la moule en plastique. Et on se congratule. Bravo Jean-Michel, nos moules en plastique consomment 20 % de carbone de moins qu’avant. Quelle réussite implacable et inspirante pour nos employés (qui verront le sens de leur travail décuplé) et nos clients (dont le confort ne sera pas dégradé).

Sauf que non. La compensation carbone est un leurre, les énergies vertes n’émettent aucun carbone en France mais donnent lieu à une délocalisation massive des impacts, le recyclage consomme une quantité incroyable d’eau et d’énergie, le carbone n’est qu’une infime partie du problème. Bref, en faisant tout ça, c’est un peu mieux (quand ça n’est pas annulé par de la croissance) mais il n’y a pas franchement de quoi se pavaner.

Ces échecs, ce sont ceux de la moule en plastique, de nos économies en général, et de la transition écologique en particulier. En se concentrant sur des mesures d’optimisation, cette dernière considère que nous poursuivons les bons objectifs, mais que nous ne disposons pas des bon moyens. Il est permis (encouragé même) d’en douter.

Alors, à côté de la transition, le laboratoire de recherche Origens Media Lab a ouvert une autre voie : celle de la redirection écologique. Plutôt que de faire la même chose en mieux (non, ce n’est pas ça la sobriété), la redirection invite à faire autre chose, et notamment à faire moins, en réalisant un certain nombre d’arbitrages. C’est dans cette écologie, volontiers radicale, que nous plaçons sinonvirgule.

Pour renoncer mais de façon démocratique et organisée.

Pour empêcher l'avènement de futurs irréalistes qui grèvent l’habitabilité de la planète.

Pour changer en profondeur nos moyens de production, d'organisation et de production et les réorienter vers d'autres façons de faire, sobres et désirables.

En deux mots, pour bifurquer et enfin atterrir.