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Designocène, régulation et design de fermeture

Peut-on se passer de brosse à dents en plastique ? Que faire de nos remontées mécaniques dans des montagnes sans neige ? Comment fermer un parc aquatique sans perdre une relation minoritaire au vivant entre un dresseur et un animal ? Comment se passer d’éclairage nocturne sans ressentir davantage d’insécurité ? Que doit-on faire des grands paquebots de croisière dès lors qu’on renonce à ce loisir ?


Voici un petit aperçu des problématiques passionnantes que nous avons abordées la semaine dernière à l’Ecole de Design de Nantes la semaine dernière ! En compagnie des étudiant·e·s du Master Care, et après avoir exploré les différences facettes et origines possibles de l’urgence écologique, nous nous sommes demandés si nous n’étions pas en plein “designocène” et avons abordé plusieurs façons de rediriger la discipline.


Retour sur les échanges occasionnés.



Présentation des étudiant·e·s du Master Care - Nantes


1. L'ANTHROPOCèNE EST-IL un Designocène ?


D’abord centrée-projet à la Renaissance puis centrée-objet à la Révolution Industrielle, la discipline du design s’est peu à peu appliquée, notamment suite à la dématérialisation opérée dans les années 2000, au champ infini de l’humain et de son expérience. Le design s’est alors vaporisé, étendant son champ d’action à à peu près tout ce qui nous entoure, et arrivant à un point d’extension tel qu’il fait désormais face à sa propre indéfinition, ainsi que l’explique Stéphane Vial :


« L’indéfinition du design n’est pas une fatalité postmoderne mais un symptôme épistémologique. Ce symptôme s’explique très bien par le fait que, depuis une vingtaine d’années, la notion de design a littéralement explosé. [...] Il règne aujourd’hui une multiplicité d’approches en quête d’elles-mêmes et de leurs propres définitions. Au point où l’on peut se demander s’il existe encore un substrat commun à toutes les formes diverses du design contemporain. » (1)


A y réfléchir, il semble en réalité bien exister une forme de “substrat commun” au design : il s’agit par essence d’une discipline de l’ouverture, puisque son objectif est de faire naître des artefacts, d’accélérer leur changement de phase (idée à prototype à projet) de faciliter leur adoption, de fluidifier l’expérience de leur utilisation, etc. Ce faisant, le design remplit notre monde “*de nouveaux dispositifs à une cadence de renouvellement accélérée (*et) pose la question d’une soutenabilité d’un futur” (2) qu’il s’est pourtant promis de rendre plus habitable. Autrement dit, le design est peu à peu devenu le complice d’une création décomplexée qui oublie qu’elle est pourtant synonyme d’une destruction, elle aussi accélérée, de :


  • ressources : la prise conscience de prochains pics de ressources clés comme le cuivre ou l’aluminium ne doit-elle pas conduire à repenser complètement la façon dont nous concevons et à penser de nouveaux arbitrages ?

  • énergie : lors de l’utilisation de cet artefact mais aussi et surtout lors de sa production (on parle alors d’énergie grise)

  • place : chaque mètre carré du globe est désormais occupé de 50 kilos de technosphère (3), et la masse anthropogénique, qui a récemment dépassé la biomasse, devrait tripler de poids lors des 20 prochaines années.

  • futurs : puisque chaque création vient avec la vision d’un futur toujours plus tech et plus smart mais aussi toujours plus polluant et consommateur de ressources, obérant ainsi notre “capacité collective à se créer un futur habitable” (Tony Fry). En cela, le design agit comme une force "défuturante".


Aujourd’hui le design semble doucement prendre conscience de ses impacts et on assiste à quelques tentatives de responsabilisation de la discipline : éco-conception (concevoir différemment), design circulaire (faire boucler le cycle de vie), design régénératif (prendre soin des sources d’approvisionnement). Et autant le dire vite : si toutes sont nécessaires, aucune n’est suffisante. Car ces dites solutions se heurtent aux mêmes écueils que la transition écologique dans son ensemble : effets rebonds, délocalisation et substitution des impacts, et performances plus que limitées du recyclage (quelques reportages sur les usines de Paprec ou le sort de nos vêtements recyclés suffisent à s’en convaincre). Insuffisantes, ces techniques ne permettent pas de couper le robinet de la production mais tentent d’absorber en vain ce qui peut l’être. Elles génèrent par ailleurs certains effets pervers en véhiculant l’idée fausse d’une régénération à l’infini de notre technsophère et de ses matières. Car si cette paire de baskets est issue de plastique recyclé, pourquoi se priver de la produire, et de l’acheter ?



2. Trois pistes pour un

design réaliste


Face à ces insuffisances, il est nécessaire d’apporter quelques propositions pour renouveler la pratique du design et contraindre cette ouverture sans limite, si problématique pour l’habitabilité du monde.


Tout d’abord, nous appelons de nos voeux un design qui dépasse la notion même de cycle de vie et pense l’obsolescence d’un artefact non pas à son échelle, mais bien à celle de la société et de notre planète. Sa production est-elle basée sur l’utilisation de ressources stock ou ressources flux ? Son utilisation est-elle rendue possible par des énergies corporelles ou des énergies fossiles ? Les matériaux qui le composent sont-ils détachables ou solidement intriqués les uns avec les autres ? En réalité, de telles questions reviennent à se demander si nous sommes un présence d’un zombie (au sens de José Halloy) ou non, et une telle enquête peut être faite grâce au radar d’obsolescence suivant.


Radar d'obsolescence - sinonvirgule

Une autre façon de repenser la fin de vie d’un objet consiste à imaginer la vie banale des choses. Leurs utilisations détournées, leur casse non prévue et leurs réparations “à l’arrache”, leur oubli dans un placard, leur position précaire d’encombrant sur un trottoir. Parce que nous fabriquons des objets qui durent (ce n’est pas un compliment ici), leur existence échappe bien souvent aux intentions de leurs créateurs. Prenons-en conscience avec humilité.


Ensuite, il convient de s’interroger sur les besoins auxquels nous répondons. Ici, il s’agit de se détacher de deux solides constructions mentales pour un designer. D’une part une pyramide de Maslow qu’on apprend dès les premières années d’école et qui justifie la réponse à n’importe quel besoin sans le remettre en question. Et d’autre part le fantasme absolu qui circule dans toute entreprise ou tout cabinet de conseil en innovation depuis la création du smartphone : la possibilité de créer de toutes pièces un besoin auquel il suffirait ensuite simplement de répondre. Ainsi, et dans un contexte de rareté des ressources, de descente énergétique et d’urgence écologique, il apparaît plus utile de faire le tri parmi les besoins auxquels nous répondons, et de cesser de s’intéresser à nos besoins artificiels, comme les nomme le sociologue Razmig Keucheyan (4).



Enfin, pour être davantage réaliste, le design doit se décentrer de l’humain. Il ne s’agit pas ici d’un appel au design pour le vivant ou de relations inter-spécifiques (le designer Nicolas Roesch, à l’origine de lu laboratoire de recherche Zoepolis le fera mieux que nous) mais plutôt de designer avec, en replaçant l’humain dans un système d’interactions complexes avec non pas son environnement (qui supposerait une forme d’homogénéité mais aussi d’extériorité) mais avec son milieu. Autrement dit, notre proposition est ici de considérer dans l’exercice de conception l’ensemble des relations qu’entretiennent les différentes parties prenantes : vivant humain, vivant non-humain, non-vivant naturel, non-vivant artificiel. Une telle pratique revient à élever, ainsi que le propose Baptiste Morizot (5), le niveau d’analyse que nous appliquons à ce qui n’est pas humain. Elle revient aussi à mieux appréhender l’extraordinaire densité des interrelations et interdépendances entre l’humain et le reste, et qui tissent notre épreuve quotidienne du monde.


Outil de cartographie de relations d'un milieu - sinonvirgule

3. vers un design de la fermeture


Repenser la fin de vie, décentrer la conception, remettre en question nos besoins ; telles sont donc les trois pistes que nous avons proposées aux étudiant·e·s pour réguler ce design de l’ouverture. Mais parce que freiner ne suffira sans doute pas, nous avons aussi appelé de nos voeux un design de la fermeture.


Un design de la fermeture s’inscrit pleinement dans l’idée de “redirection écologique” proposée par les chercheurs de Origens Media Lab. Nos réponses à l’urgence écologiques sont vouées à l’échec car elles se consacrent à l’optimisation de nos moyens techniques, alors que nous devrions nous concentrer et remettre en question les finalités que nous poursuivons. Dans un monde trop plein (d’objets, de services, de particules fines, de barils de pétrole consommés, de sollicitations, etc.), il s’agit bel et bien de renoncer à certaines choses, pas en tant qu’individu devant se sacrifier, mais bien en tant que société devant organiser et planifier ces renoncements de façon juste et démocratique.



Dès lors, le champ du design est bouleversé et s’inverse. Il n’est plus un ajout, mais bien une soustraction au monde. Il ne se déploie plus à partir de ce qui n’est pas, mais bien de ce qui existe. Ce renversement est mentalement exigeant pour personnes mais gageons qu’il ne le sera pas pour la discipline, qui porte en elle les réflexes, compétences et outils nécessaires aux protocoles de renoncement que la redirection appelle de ses voeux : l’observation, la cartographie des enjeux, l’interrogation des parties prenantes, le travail collectif et la capacité à fédérer, et l’imagination de solutions justes et démocratiques.


Pour expérimenter ce design de la fermeture, nous avons ainsi demandé aux étudiant·e·s de choisir une ruine (ruinée ou ruineuse, comme le propose Alexandre Monnin (6)) puis de cartographier ses héritages (humains, sociaux, affectifs, économiques, infrastructurels), de donner à voir la complexité (et la nécessité) de la fermer (ou de la démanteler) et, enfin, d’envisager des premières façons d’avancer. L’exercice fut court (à peine quelques heures quand il aurait pu les occuper tout un semestre), mais les premières réflexions engagées furent prometteuses.


Tout d’abord, nous avons eu le plaisir de voir les étudiant·e·s choisir des ruines variées et toutes pertinentes : des pratiques comme l’éclairage public nocturne (notamment celui des vitrines commerciales dont on peut rappeler ici qu’il est la plupart du temps interdit) et la publicité, des giga-infrastructures comme les stations de ski, les croisières touristiques ou les MarineLand, mais aussi des objets comme les brosse à dents. Ces différents objets de renoncement ont charrié avec eux des problématiques complexes, que l’on peut lister en vrac ici, pour montrer toute la nécessité d’inventer des protocoles et des institutions démocratiques chargés de les démêler :

  • Comment faire découvrir les écosystèmes marins aux enfants sans la traditionnelle sorte de classe au MarineLand ?

  • Comment conserver un sentiment de sécurité en ville qui serait moins éclairée la nuit ?

  • Que faire des emplois de publicitaires dans un monde sans pub ?

  • Pour créer moins de déchets plastiques issus des brosses à dents, peut-on reconsidérer certaines constructions sociales sur l’hygiène ?

  • Lors d’une fermeture d’une station de ski (organisée ou subie à cause du manque de neige), comment prendre soin de l’écosystème de professionnels qui s’est implanté dans la région ?

  • Comment empêcher une artificialisation des sols encore plus grande et dès lors qu’on ferme un MarineLand situé dans une zone dense située près de l’océan ?

  • Sans croisières intercontinentales, comment découvrir autrement le monde ?

  • Que faire des animaux d’un Marineland qui ferme sachant qu’ils n’ont plus le patrimoine génétique et/ou les réflexes pour vivre dans un monde sauvage ?

  • Sans station de ski, faut-il rendre à nouveau la montagne “inaccessible” ?

  • Sans zoo, comment s’émerveiller autrement du monde sauvage ?

  • Que faire de ces paquebots mastodontes de croisière s’ils ne sont plus utilisés ?


Ces questions sont gigantesques, et il était bien entendu impossible pour les étudiant·e·s d’y répondre en quelques heures (d’autant qu’il aurait fallu pour cela inventer un processus de décision convoquant des parties prenantes diverses). Notons toutefois quelques idées prometteuses ; notamment autour du cas de la fermeture de MarineLand. Pourquoi ne pas le reconvertir en clinique vétérinaire pour les animaux marins de proximité ? Pourquoi ne pas apprendre aux enfants à s’émerveiller de ce qui est petit et local plutôt que de ce qui est gigantesque et exotique ; en repensant les sorties scolaires et tout le parcours d’apprentissage du monde animal au travers de nouvelles lectures, de nouveaux jouets, etc. ? Pourquoi ne pas reconvertir les infrastructures en lieux de fraîcheur utiles à la population en période de canicule ?


Telles sont les premières pistes qui naissent de ces échanges préliminaires. Espérons qu’ils soient prolongés et qu’ils occasionnent une première prise de consciences chez ces designers en devenir !




Références :

(1) Vial, Le Design, Que sais-je ? (2021)

(2) Beaubois et Ferrari, L’éco-design ou l’épreuve de l’invisible écologique, Sciences du Design 11 (2020)

(3) Zalasiewicz, J.. Scale and diversity of the physical technosphere : A geological perspective. The anthropocene Review (2017) via Symbiocene by design, C.Remy et N.HEnderson (2017)

(4) Keusheyan, Les besoins artificiels, Comment sortir du consumérisme Editions Zone, 2019

(5) Morizot, Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Wildproject (2016)

(6) Bonnet, Landivar et Monnin, Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement (Divergence, 2021)

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