La semaine dernière, et à l’invitation de Roberte Noutary, nous avons eu l’honneur et le plaisir de participer à un atelier sur la Redirection Écologique aux côtés de Diego Landivar, cofondateur du laboratoire de recherche Origens Media Lab. Petite originalité : l’événement était organisé par Estia Entreprendre (incubateur et pépinière d’entreprises) et le public était donc composé de jeunes structures. Retour sur les échanges occasionnés.

1. Une cosmologie de l’entrepreneuriat
Dans un premier temps, nous avons tenté de décrypter la cosmologie de l’entrepreneuriat. En nous plaçant tel un total étranger à ce monde, nous avons étudié ses rites, ses mythes, son vocabulaire, sa littérature, ses outils… pour comprendre quelles étaient ses représentations du monde.

Notre oeil candide a ainsi été surpris de découvrir :
1. Un monde en guerre
Où l’on utilise des mots comme growth hacking, blitzscaling, où l’on cite régulièrement un livre écrit par un stratège militaire chinois (Sun Tzu), où il est question dans la définition même d’une start-up de “capter toute la valeur d’un marché et d’acquérir une position dominante”. Bref, un monde de domination, de survie, de compétition et de prédation.
2. Un monde de sacrifice
Où on ne cesse de partager (et de valoriser) des histoires où des entrepreneurs commencent à travailler dès leur plus jeune âge dans leur garage ou passent plusieurs mois à manger des noodles. Où l’on conseille de lire des bouquins de personnes qui racontent à quel point ils ont galéré, voire sacrifié une partie de leur jeunesse. Et où le sacrifice justifie bien souvent une certaine liberté d’agir.
3. Un monde déconnecté et donc infini
Où le business n’est nullement inscrit dans une réalité ou contraint par quoi que ce soit, puisque dans les différents outils de l’entrepreneur (value proposition canvas, business model canvas), il n’est jamais question de ressources finies, d’impact, ou d’environnement. Un monde également où tout besoin (irritant) est une opportunité de business et où la croissance est poursuivie comme un objectif, puisqu’elle est posée comme un critère de définition d’une start-up.
4. Un monde d’investissement d’hommes blancs
Où l’on voit peu de femmes et de personnes racisées et où des hommes blancs et riches donnent de l’argent à des entrepreneurs avec comme seul critère la possibilité d’en recevoir plus quelques mois plus tard. Nous n’avons pas exploré davantage cette problématique mais on est en droit de se demander : quelles sont les start-ups qui n’auraient pas vu le jour et celles qui auraient finalement existé avec plus de diversité et de mixité ?
>> Si on résume, on voit donc que l’entrepreneuriat façonne un monde de compétition, de liberté totale, d’absence de contraintes et d’expansion. Soit, à l’heure de l’irruption de Gaïa, des valeurs peu compatibles avec un atterrissage des activités humaines dans les limites planétaires.
>> Nous nous sommes alors posés la question de cette contradiction dans les termes suivants : dans la mesure où toute création est aussi une destruction (de ressources, de matières, d’énergie et de place), la redirection écologique ne doit-elle pas imposer certaines limites à l’entrepreneuriat ?
2.Rediriger
l’entrepreneuriat
Dans un second temps, nous avons donc présenté à la quarantaine d’entrepreneurs présents nos pistes de réflexion pour la redirection de l’entrepreneuriat.

1. Questionner la liberté d’entreprendre
Il s’agit ici de s’interroger sur le décalage entre la relative simplicité de créer une structure et l’impact que celle-ci aura sur le monde, tant du point de vue de sa consommation de ressources que de la vision que son fondateur impose au monde. Est-il dès lors possible que la décision d’exister soit prise par un simple jury d’investisseurs désirant faire un profit ? Et si à l’inverse, l’avènement de chaque entreprise n’était possible qu’après concertation d’un jury élargi à des citoyens, des élus, des représentants du vivant, etc. ? Bref, et pour volontairement adopter des mots forts, et si un tribunal d'existence mettait fin à l’impunité d’entreprendre ?
2. Contraindre la conception
Et adopter un design de justesse, qui se traduirait autant par une juste réponse à un besoin (sans surréaction technologique, sans complexité non nécessaire) que par un juste périmètre. Ici, il s’agit bien de contraindre la conception dans l’espace et ainsi de prendre le contre-pied de l’obligation de scaler qui est posée aux start-ups et qui se traduit nécessairement par une émancipation des contraintes naturelles de son milieu. Notre invitation est dès lors de revenir à un design de ce milieu, à destination non pas d’un utilisateur universel mais bien d’un humain inscrit dans un système de relations multiples et ultra-locales avec le vivant, les infrastructures, les ressources,...

3. Cadrer l’infini du temps
Notre dernière piste de réflexion concerne la fin de vie d’une entreprise. Ou plutôt son absence de fin de vie puisque dès sa naissance, une entreprise se pense naturellement comme immortelle. Une telle vision est problématique tant nombre de décisions sont motivées par ce motif de continuité ou de survie et on est donc légitimement en droit de se demander pourquoi l’entreprise est-elle la seule entité dont la mort n’est pensée que comme un accident et jamais comme quelque chose de naturel ? Dès lors qu’une entreprise se fixe une mission, n’est-il pas possible que cette mission soit un jour remplie et que cela justifie un arrêt de son activité ? C’est certes une pensée brutale mais la fin de vie de l’entreprise ne peut-elle pas être pensée et programmée dès sa création, que ce soit en termes de personnel, d’appareil productif, d’investissements ?
3.Une discussion... animée
En maniant l’euphémisme, on dira que notre présentation a créé quelques remous dans le public. Il y a ceux dont les bras sont restés croisés. Et puis ceux qui ont provoqué un débat passionnant en nous reprochant de s’ériger en “censeurs” de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Un débat passionnant car à travers les reproches qui nous ont été adressées, notre cosmologie de l'entrepreneuriat s’est enrichie de représentations du monde supplémentaires. On en retiendra surtout deux :
1. “Si mon produit est acheté, c’est qu’il est utile et qu’il a donc le droit d’exister”
Ici, l’argument qui nous a été opposé est donc le suivant : en tant qu’entrepreneur, je réponds à un besoin. La preuve, mon produit est acheté par des clients donc cela suffit à valider son existence. Une telle affirmation suppose plusieurs choses. Tout d’abord, que les clients n’achètent que ce dont ils ont besoin. Ensuite, le monde est réduit dans cette vision à une relation entreprise-client (offre-demande) qui exclut toute forme de négociation avec un tiers (la Terre). Enfin, on devine en creux un dernier postulat : celui d’un homme pourvu de besoins infinis devant être comblés.
2. “Si une entreprise a rempli sa mission, elle disparaîtra naturellement”
Cet argument était une réponse à notre invitation à programmer la mort d’une entreprise : ce n’est pas nécessaire car si une entreprise a fini de remplir sa mission, les lois du marché la feront disparaître. Ici, on reconnaît une vision du monde omniprésente depuis la diffusion des cadres de pensée néolibéraux : celle d’une concurrence pure et parfaite organisée par un marché autorégulateur.
On vous rassure, il y a aussi eu des entrepreneurs qui ont semblé accueillir avec beaucoup d’intérêt ces réflexions. Et c’est autant pour eux que pour ceux qui ont manifesté leur désaccord qu’on a envie de continuer nos travaux.
4.Et la suite ?
On a la ferme intention de poursuivre ces réflexions et on aura sans doute le bonheur de le faire aux côtés de Diego Landivar et de Origens Media Lab, qui avaient déjà posé les bases de la notion de “désincubation”, qu’ils définissent comme “l’action qui débouche sur la création de processus (désincubateurs) chargés de faire passer toute projection sous les fourches caudines des limites planétaires”.
Alors, à quoi ressemblerait un tel désincubateur ? Un entrepreneuriat féministe ? Un tribunal d’existence pour les futures start-ups ? Quels sont les nouveaux critères qui doivent guider les décisions d’investissement ? Comment continuer à créer, mais uniquement des structures limitées dans l’espace, temporaires et “compostables” ? Autant de pistes qu’on creusera dans les prochains mois.
En guise de bonus, on vous propose un avant-goût de ce à quoi tout cela pourrait ressembler, en partageant l’outil que nous avions préparé pour cet atelier (mais non testé faute de temps). Il s’agit d’une déclaration Cerfa fictive correspondant au scénario prospectif suivant :
“Nous sommes en 2030. A la suite de la convention citoyenne pour le climat annuelle, le ministère de l’Economie a dépêché une mission sur la saturation de la sphère des entreprises privées et sur son impact écologique. La conclusion de la mission a été claire : il y a trop d’entreprises en France. Une nouvelle loi a donc été votée pour lancer une mise à jour du système de création d’entreprise, intégrant de nouveaux paramètres et indicateurs à prendre en compte. Un jury réunissant tous les points de vue de la société civile (citoyens, maires, représentants du vivant, commerçants…) s’occupe de décerner une forme de “droit à exister” aux entreprises. Pour préparer le jury, le document suivant vous est envoyé.”
Télécharger l'outil :
Si vous avez une jeune entreprise, n’hésitez pas à vous plier à l’exercice (on peut vous envoyer le fichier original). Et si vous êtes un incubateur, un investisseur, une collectivité soutenant l’entrepreneuriat et que ces sujets vous intéressent, n’hésitez pas à nous passer un coup de fil, on sera ravis d’en discuter avec vous !