La semaine dernière, nous avons eu le plaisir d’intervenir auprès du Centre des Jeunes Dirigeant·e·s (CJD) d’Occitanie pour parler d’écologie et travailler sur la réduction de l’impact de quatre secteurs d’activité : l’aéronautique (on était à Toulouse…), le tourisme, l’agriculture et la construction. L’occasion de parler d’innovation et d’optimisation technique pour décarboner ces industries ? Ce serait mal nous connaître car notre passage dans la ville rose fut une nouvelle occasion d’acter l’insuffisance des politiques de transition écologique et de promouvoir le concept de redirection. Plutôt que de vouloir concilier le maintien voire l’expansion de ces activités avec les limites planétaires, nous nous sommes donc posés la question des possibles renoncements à y opérer. Retour sur le déroulement de cet atelier et sur les conclusions des participants.

1. DEUX HEURES POUR RENONCER :
SIMULATION DE PROTOCOLE
Pour chacun des secteurs, nous nous sommes donc posés cette question: quels renoncements peut-on réaliser et comment y procéder d’une façon juste ? Pour y parvenir et pendant environ deux heures, nous avons proposé le protocole suivant aux participants.
Etape 1 - L’enquête, pour comprendre la nécessité de renoncer…
Pour commencer, nous avons plongé les participants dans l’insoutenabilité de ces secteurs. Et pour cela nous avons distingué deux définitions de ce qui est insoutenable. Il y a ce qui est insoutenable pour la planète car c’est tout simplement trop polluant, destructeur de biodiversité ou consommateur de ressources. Et puis il y a ce qui est insoutenable dans le fonctionnement même de ces secteurs qui, par bien des aspects, menacent de s’effondrer sur eux-mêmes (pénurie de ressources, changements climatiques en cours, bouleversements en tout genre causés par l’urgence écologique).
Pour prendre un exemple, l’agriculture conventionnelle est aujourd’hui insoutenable car elle détruit les sols et la biodiversité mais aussi car son fonctionnement même est menacé par les sécheresses à venir, l’appauvrissement des sols et la mise en danger de la pollinisation animale. Dans ce cas, il s’agit même d’une auto-mise en péril puisque ce sont bien les mécanismes sur lesquels repose l’agriculture conventionnelle qui détruisent ses conditions d’existence.

Distinguer ces deux définitions de l’insoutenabilité permet de mieux appréhender l’intérêt du renoncement, qui devient alors aussi une stratégie d’anticipation de chocs plus violents. Dès lors, les participants ont pu envisager plus sereinement de mettre fin aux activités insoutenables de chacun des 4 secteurs cités.
Etape 1bis - … mais aussi sa difficulté
“Mais attendez, il y a plein de personnes qui vivent de cette activité, et plein de choses qui sont organisées autour. On ne peut pas y renoncer comme ça”. C’est une objection qui est souvent revenue au début de notre atelier et elle est tout à fait exacte. C’est pourquoi aucune action de renoncement ne saurait être menée sans précaution et sans une étude détaillée de ses implications.
C’est pourquoi, dans chacun des secteurs, nous avons demandé aux participants de considérer ce dont une activité hérite. C’est-à-dire l’ensemble des éléments matériels et immatériels dans lesquels elle s’insère et qu’elle a parfois elle-même créés. Ces héritages concernent aussi bien les consommateurs-citoyens que les acteurs économiques et les territoires et ils peuvent être de plusieurs ordres :
Economiques : Les emplois qui dépendent du maintien d’une activité, les recettes qu’elle génère…
Sociaux, affectifs ou symboliques : Un attachement à un métier, à un savoir-faire, à des traditions ou à des habitudes
Infrastructurels et artefactuels : Un réseau de distribution, une infrastructure physique, un modèle d’urbanisme,...
Identifier les héritages d’un secteur ou d’une activité revient en réalité à faire émerger l’invisible écologique, social, économique…. C’est une enquête indispensable car ces héritages sont autant de réalités contraignantes (et parfois stimulantes) dans les opérations de renoncement. Autrement dit, c’est une condition sinequanone pour opérer un renoncement éclairé, juste et qui prend soin des attachements de chacun. Si dans la « vraie vie », une enquête de plusieurs semaines eut été nécessaire, nous avons ici simplement fourni des intuitions aux participants, dont la première tâche fut de les compléter.
Etape 2 – Prendre des mesures d’atterrissage
Une fois l’enquête réalisée, nous avons demandé aux participants d’imaginer des premières mesures d’atterrissage pour les activités ciblées, c’est-à-dire des mesures permettant de les ramener au sein des limites planétaires.
Prenons le temps d’un exemple pour mieux comprendre, dans le secteur de l’agriculture. Si l’on prend comme objet de renoncement les pratiques d’agriculture conventionnelle, alors ses mesures d’atterrissage peuvent être : l’interdiction de l’utilisation de produits phytosanitaires, l’arrêt de l’élevage intensif, le désengagement du marché agricole mondial, la fin du système des semences hybrides conventionnées, la suspension des subventions publiques à des pratiques qui participent à détruire la biodiversité, etc. (oui, les idées ne manquent pas dans un secteur qui s’est -légèrement- oublié ces dernières dizaines d’années)
Parce que notre point de départ est bien la notion de renoncement, ces mesures ne sont donc pas de l’ordre de l’optimisation ou de l’innovation. Il s’agit bien ici d’imaginer des formes de restriction, d’abandon, ou de limitation de certaines pratiques ou certains usages.

Etape 3 – Accompagner le renoncement
Nous l’avons vu quand nous avons parlé d’héritages : ces mesures d’atterrissage ont de forts impacts car elles s’insèrent dans un réseau complexe de relations et d’attachements économiques, sociaux ou infrastructurels. C’est pourquoi il n’y aurait pas d’intérêt à simplement les décréter : il s’agit également de les accompagner c’est-à-dire de mettre en place les conditions pour qu’elles interviennent sans heurt.
Ainsi, la fin de l’élevage intensif (par exemple) ne peut être pensée sans considérer ses héritages (des métiers dans la filière viande, une tradition culinaire française très carnée, un système d’exportation de porcs, des infrastructures gigantesques d’élevage, un prix de la viande structurellement bas…) ET donc ne peut être décrétée sans mettre en place certains aménagements sectoriels.
Nous avons donc demandé aux participants de placer autour de chaque mesure d’atterrissage des mesures de :
Réorganisation : ce que le secteur et/ou le territoire doivent réorganiser (ex : une réallocation des subventions publiques agricoles, un démantèlement des infrastructures d’élevage)
Revalorisation : ce qu’il s’agit de remettre au goût du jour (ex : des traditions culinaires végétariennes, avec une autre éducation au goût pour les enfants)
Restrictions complémentaires : ce qu’il s’agit aussi de freiner pour permettre cet atterrissage (ex : nouvelle législation sur les importations de viande)
D’invention : ce qu’il faut créer de nouveau (ex : un nouveau statut pour les agriculteurs).

Enfin, parce que le renoncement ne s’opère pas du jour au lendemain, nous avons demandé aux participants de terminer par une planification de ces mesures dans le temps.

2. alors, on renonce à quoi ?
Bien entendu, en deux heures, l’objectif était davantage de sensibiliser les Jeunes Dirigeant·e·s (JDs) aux concepts de redirection et de renoncement que d’établir une feuille de route robuste pour nos quatre secteurs (on les rappelle : aéronautique, tourisme, construction et agriculture). Cependant, certains groupes ont mené des réflexions ambitieuses, dont voici un échantillon.
Dans le secteur de l’aéronautique, les participants se sont penchés sur la fin des vols court courriers (inférieurs à 3 heures) à usage professionnel et, par voie de conséquence, sur l’éventuelle fermeture des aéroports de petites villes qui en dépendent (Bayonne, Carcassonne…). Mues par des considérations sur le lien professionnel mais aussi sur le dynamisme des territoires, des mesures d’accompagnement comme la redistribution de l’emploi, l’intensification ferroviaire ou encore l’établissement de monnaies locales nourries par les économies carbone réalisées ont été imaginées.

Dans le secteur de l’agriculture, la question de se désengager du marché mondial a été au centre des débats. Et pour compenser d’éventuels manques de débouchés pour les agriculteurs, les JDs ont demandé comme principale mesure d’accompagnement la mise en place d’un revenu minimum garanti conditionné à une conversion à l’agro-écologie. Des sujets aussi passionnants (et révolutionnaires) que la fin de la propriété agricole au profit d’un paysan simplement dépositaire d’une ressource commune ont également été abordés.
Dans le secteur de la construction, ce sont les zones commerciales qui furent l’objet d’étude des participants, qui décrétèrent la fin de leur construction mais aussi la limitation du nombre de références alimentaires vendues. Dès lors, les réflexions se sont tournées vers la redynamisation des centres-villes, la création d’alliances logistiques entre les commerçants, ou encore des formes de fléchage de la consommation. Un autre sujet abordé fut la suppression des surfaces de parkings autour des zones commerciales au profit d’autres formes de distribution.
Enfin, dans le secteur du tourisme, les participants ont notamment eu l’idée radicale de mettre fin aux vacances d’été pour combattre les phénomènes de tourisme de masse. Si la faisabilité d’une telle mesure peut être interrogée, elle a le mérite de s’attaquer à un totem de notre société : n’est-ce pas après tout le but de ces protocoles de renoncement ?
3. moi, jeune dirigeant·E

Pendant deux heures, ce sont environ quarante jeunes dirigeant·e·s qui ont ainsi découvert et apprivoisé le concept de renoncement. Ce fut d’abord difficile, tant cette notion est encore connotée négativement et tant elle est de prime abord comprise comme quelque chose de subi, brutal, désorganisé et imposé. Cependant, au fur et à mesure de l’exercice, l’intérêt du renoncement s’est petit à petit imposé et surtout, le soin qu’il porte aux héritages de chaque secteur a permis de le réhabiliter comme une pratique juste et attentionnée.
Quels effets peut-on dès lors en attendre ?
Tout d’abord, cet exercice a donné à voir aux dirigeant·e·s des trajectoires économiques et écologiques alternatives de ces 4 secteurs dans lesquels ils travaillent. L’aéronautique n’est pas condamnée à augmenter les capacités des aéroports et à développer un avion à hydrogène. L’agriculture n’est pas condamnée à utiliser le bio-contrôle comme nouvel outil de réduction d’impact de ses excès. La construction n’est pas non plus condamnée à toujours plus construire mais de façon plus verte. D’autres options sont possibles et avec elles d’autres marchés dans lesquels des dirigeant·e·s engagées et ambitieux peuvent s’engager. En cela, cet exercice de simulation d’un protocole de renoncement est aussi une forme d’ouverture.
Ensuite, il est possible de reproduire ce protocole à l’échelle d’une entreprise. Les renoncements sont certes sectoriels et les plus symboliques interviendront sans doute à une grande échelle sous l’effet de décisions politiques. Mais ils peuvent aussi procéder d’une addition de renoncements plus modestes. Dans un portefeuille d’activités, il est ainsi tout à fait faisable (et recommandé) de se demander quelles sont ses activités insoutenables (à nouveau, dans la double acceptation du mot). Puis, à partir de celle à laquelle on voudrait renoncer, de comprendre ses héritages et d’imaginer les mesures d’atterrissage qui sont possibles.
Enfin, on espère que cet exercice fait du renoncement une option stratégique valable pour un dirigeant·e. Il ne fait pas partie du panel d’actions possibles qui est habituellement communiqué dans les formations et autres écoles de commerce (qui prônent toujours l’ouverture, la diversification, l’identification de nouveaux leviers de croissance). Et pourtant le renoncement est bien une stratégie possible face à certains risques qui pèsent sur les activités d’une entreprise.
Pour ces trois raisons mais aussi pour les discussions passionnantes qui ont suivi l’atelier et la remise en question évidente que l’on a vue chez certaines et certains, on a très envie de recommencer très vite. Si ça vous intéresse, vous savez où nous trouver !